027 - LES MARTYRES OUBLIES

12-2003

(Lire la version navigable)

Les chrétiens du Proche-Orient, coptes en Egypte, maronites au Liban, chaldéens en Irak, Arméniens en Turquie, melkites ou orthodoxes en Syrie, ou encore Palestiniens de Bethléem, connaissent depuis un demi-siècle un exode silencieux. Chassis de leurs ter-res natales par la guerre et leflux de l’islam. Retour sur une tragèdie occultée.

PAR MICHEL GURFINKIEL

La principale population de réfugiés, au Proche-Orient, ce ne sont pas les Pale stiniens musulmans, victimes de la première guerre israéloarabe en 1948, ni mème les juifs des pays arabes et d’Iran, contraints à un exode symétrique entre 1945 et 1979, mais les chrétiens de culture arabe, araméenne, arménienne ou grecque. Près de dix millions de ces derniers ont en effet été aménés à aban-donner leur foyers ou à émigrer depuis la Première Guerre mondiale: le rap-port, avec les réfugiés musulmans de Palestine (un demi-million d’àmes à l’o rigine) est donc approximativement de vingt à un; avec les juifs des pays d’i slam (près d’un million d’expulsés), il serait environ de dix à un. Ces données, étrangement, sont mal connues. Plus étonnant encore: l’exode des chrétiens se poursuit sous nos yeux, à l’aube du XXIe siècle, sans susciter beaucoup de corripassion ni mème de curiosité médiatique. Le cas le plus fla-grant est celui des Palestiniens chrétiens de Cisjordanie:

voici une vingtaine d’années, ils formaient 15% de la population locale; depuis la mise en place d’un pouvoir palestinien autonome, en 1994, ils ne sont plus que 2 à 3%. Une situation analogue se dessine en Egypte, où la minorité chrétienne copte, hier florissante, en est peu à peu réduite à émigrer. Le journaliste américain Joseph Farah, lui-mème d’origine arabe chrétienne, estime qu’à ce rythme, on pour-rait passer au Proche-Orient d’une population chrétienne actuelle de quinze millions d’àmes à six millions à peine vers 2020. Ce serait le dernier acte de l’effacement du christianisme

dans la région même où il est né, où il a fixé sa doc trine et où il s’est doté des structures qui, aujourd’hui encore, régissent sa vie communautaire dans le reste du monde: épiscopat, conciles oecuméniques, clergé, monachisme. Pourquoi cette situation? Dans un article publié en octo bre dernier par un journal proche du

Saint-Siège, Civiltà Cattolica, l’analyste italien Giuseppe de Rosa rappelle que l’islam est avant tout “la religion du djihad “, “une interminable entreprise guerrière en vue de conquérir les territoires” qui ne lui appartiennent pas encore. Il ne raisonne donc qu’en termes binaires: membres du groupe contre étrangers, amis contre ennemis, auxiliai res utiles ou populations inutiles, fidèles ou infidèles. Immense différence avec la plupart des autres religions, à commencer par le judaïsme et le christianisme, qui, même quand elles recourent à la guerre, donnent la priorité à des considérations non-guerrières, telles que le droit natu rel ou la société civile. Les chrétiens ont pu être tolérés par les pouvoirs musul mans à certaines époques et dans certains lieux. Quand les circonstances changent, cette tolérance disparaît. Jusqu’au VII0 siècle, le Proche-Orient était presque exclusivement chrétien. L’i slam l’a supplanté par la force. Deux grandes étapes: la conquête arabe qui islamise l’Egypte et le Levant en six ans à peine, de 636 à 642; la conquête turque qui grignote l’Asie mineure entre le Xème et le XVème siècles. Une seule et même stratégie: quelques opérations militaires décisives permettent aux musulmans de prendre le contrôle politi que d’une province ou d’un Etat; le nouveau pouvoir joue ensuite des divisions entre chrétiens (jacobites contre melkites, coptes contre orthodoxes, Grecs contre Latins); enfin, le régime de la “dhimma” (“protection”), mélange de mesures discriminatoires et d’oppression financière, incite peu à peu les chrétiens à se convertir, en général par familles ou parentèles entières. Au bout de quelques générations, un pays qui était chrétien à 90% au moment de la conquête ne comporte plus que quelques minorités chrétiennes, soit dans les villes, où elles exercent des professions jugées “utiles” par le pouvoir islamique, soit dans des régions difficiles d’accès, notamment les montagnes. A deux reprises, une modification du rapport de forces global entre islam et chrétienté a permis aux Eglises d’Orient de reprendre souffle et même de con naître une brève renaissance: les Croisades, du XIe au XIIIe siècles; et surtout l’expansion européenne moderne, du XVIIIe siècle au second tiers du XXe siè cle. Pendant cette seconde période (“la plus heureuse de leur histoire” selon l’universitaire chrétien hiérosolomytain George Hintlian), les communautés chrétiennes sont “adoptées” par les puissances occidentales: la Russie veille sur les orthodoxes, la France sur les Eglises rattachées à Rome, et la Grande-Bretagne sur toutes les autres communautés; l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, les Etats-Unis et même la Grèce interviennent également. Les pouvoirs musul mans sont donc contraints d’accorder aux minorités une pleine liberté religieu se et une égalité sociale ou politique presque complète. Les chrétiens d’Orient ont en outre accès plus largement que les musulmans à une éducation de type occidentale, elle-même facteur de réussite économique: ils forment l’essentiel de la classe moyenne dans l’Empire ottoman jusqu’à la Première Guerre mondiale, avant de jouer un rôle analogue, jusque vers 1970, dans la plupart des pays arabes. Mais la fin de la domination occidentale (ou la décolonisation) annulent ces acquis du jour au lendemain. Les Occidentaux y consentent au nom de leurs propres principes, judéo-chré tiens ou laïques: droit naturel, droits de l’homme. Les musulmans n’y voient qu’un retour de balancier géopolitique en leur faveur, même s’il est moins dû à une victoire militaire qu’à la simple démographie (en moyenne, le taux de natalité des musulmans est deux fois plus élevé que celui des chrétiens au Pro che-Orient). Dans certains pays islamiques, les chrétiens, ou certains groupes chrétiens, sont expulsés. Ailleurs, on les ramène, en droit ou en fait, à un statut de seconde zone, ce qui les amène à émigrer. Le phénomène s’accélère avec la montée, au sein de la société musulmane, de mouvements dits intégristes ou “islamistes”, prônant un “djihad” permanent et l’exclusion totale des non-musulmans des zones anciennement islamisées, comme le monde arabe.

TURQUIE

La Turquie ottomane avait entrepris, en 1915, de liquider la minorité chrétien ne arménienne d’Anatolie orientale (1,5 million d’âmes). En 1922, Mustafa Kemal expulse la communauté grecque orthodoxe d’Asie mineure (1,5 millions d’âmes), mesure suivie, il est vrai, par un “échange de populations”: le transfert en Anatolie des Turcs vivant encore en Grèce (cinq cent mille personnes). Quelques trois cent mille Grecs vivaient encore dans la région d’Istanbul et de la mer de Marmara, rassurés par le régime républicain et laïque institué par Kemal à partir de 1923: des discriminations, au début des années 1940, puis une série de pogromes, au début des années 1950, entraînent des départs en masse. Du moins la République turque a-t-elle châtié les instigateurs des pogromes: allant jusqu’à condamner à la potence le premier ministre de l’époque, Adnan Menderes. Il ne reste plus aujourd’hui en Turquie que cent mille chrétiens environ SYRIE

Les communautés chrétiennes (grecque-orthodoxe, melkite, arménienne, araméenne) formaient le quart de la population syrienne au début du XXe siècle. Elles représentent encore 7% de la population actuelle: 1,5 million sur près de vingt millions. Cette survie relative s’explique tient aux particularités de la poli tique locale: le régime Assad, en place depuis 1970, s’appuie sur la minorité musulmane alaouite qui, afin de contrebalancer la majorité sunnite (un peu plus de 50% de la population), a passé des alliances avec les autres minorités du pays, chrétiens mais aussi druzes ou sunnites kurdophones. Pour autant, les chrétiens n’ont pas cessé de s’interroger sur l’avenir. Et d’émigrer, quand l’occasion leur en était donnée. Au besoin, ils se font passer pour Palestiniens à l’étranger, afin de bénéficier d’aides caritatives ou de sympathies politiques. Un “mensonge honnête”: une partie des Palestiniens sont d’origine syro-libanaise récente.

LIBAN

En 1932, 800.000 chrétiens formaient 55% d’une population libanaise évaluée à 1,5 million d’âmes. Aujourd’hui, après diverses turbulences et surtout la lon gue guerre civile de la fin du XXe siècle (1975-1990), les chrétiens sont 1,5 millions, soit 27% sur 4,5 millions. Plus de la moitié d’entre eux sont des “réfugiés de l’intérieur”, chassés de leur ville ou village d’origine et contraints de se réin staller dans les derniers bastions à majorité chrétienne, comme la banlieue Est de Beyrouth. Une diaspora libanaise chrétienne s’est constituée en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Afrique subsaharienne, en

Australie. Au total, elle compterait six millions d’âmes, dont deux millions aux Etats-Unis. Si le président de la République est toujours un chrétien (une tradition remontant à 1943), le pouvoir réel est désormais aux mains des musulmans sunnites ou chiites. Certains clans chrétiens se sont alliés aux alaouites syriens, “protec teurs” et occupants du Liban depuis 1990. D’autres, notamment le patriarche maronite Nasrallah Sfeir, militent pour la restauration de l’indépendance nationale.

PALESTINE

Les chrétiens formaient au début du XXe siècle près du quart de la population arabe palestinienne, soit un peu plus de cent mille âmes sur un total d’un demi-million. En 1948, ils en formaient probablement 20%: soit trois cent mille âmes sur 1,2 million. Après la première guerre israélo-arabe, on a compté environ soixante-dix mille personnes déplacées chrétiennes, en sus des cinq cent mille réfugiés musulmans. Entre 1949 et 1967, le régime jordanien, puissance occupante en Cisjordanie, a multiplié les vexations à l’égard des chrétiens et favorisé leur émigration: la population chrétienne de Jérusalem-Est passe alors de 28.000 âmes à 11.000, ce qui signifie que 17.000 personnes (61% de la population) ont été chassés. Le régime israélien, de 1967 à 1993, favorise au contraire le maintien des chré tiens sur place, mais sans aller jusqu’à rattacher à Jérusalem les localités chrétiennes de la périphérie, comme le souhaitait le maire chrétien de Bethléem, Elias Freij. La mise en place en 1994 de l’Autorité palestinienne, le quasi-Etat musulman dirigé par Yasser Arafat, est une catastrophe: des persécutions perpétuelles conduisent au départ des trois quarts de la communauté. Cer tains d’entre eux trouvent refuge en Israël, les autres en Europe ou aux Etats-Unis. A Bethléem, on ne compte plus que 15% de chrétiens en 20CONOSCERSI PER CONVIVERE E COSTRUIRE LA PACE, contre 62% en 1990: les habitants chrétiens expulsés ont été remplacés par des Bédouins islamistes de la région de Hébron.

ISRAËL

Seul Etat non-arabe et non-musulman du Proche-Orient, Israël compte aujourd’hui trois cent cinquante mille habitants chrétiens sur 6,5 millions, alors qu’il n’en recensait en 1951 que trente mille sur 1,5 million: en chiffres absolus, cette population a donc été mutipliée plus de onze fois; en chiffres relatifs, par rapport à une population en très forte croissance, elle est passée approximati vement de 3 % à 6%. Au cours des vingt premières années qui ont suivi l’indépendance (1948-1968), de nombreux chrétiens israéliens de culture arabe ont émigré. Aujourd’hui, on assiste au contraire à une immigration de Palestiniens chrétiens de Cisjordanie en Israël. Les communautés catholique et orthodoxe ont en outre été renforcées, dans les années 1990, par l’arrivée de nombreux chrétiens de l’ex-URSS autorisés à immigrer en raison de liens familiaux avec des juifs. Le Vatican a signé un concordat avec Israël en 1998 et vient de créer un évêché catholique de langue hébraïque.

JORDANIE

Lors de sa création en 1923, l’émirat de TransJordanie ne comptait qu’un demi million d’habitants, dont quelques milliers de Bédouins chrétiens, descendants des tribus christianisées attestées en Arabie jusqu’à l’époque de Mahomet. Après 1948, cette communauté a été grossie par des réfugiés chrétiens palesti niens des environs de Jérusalem, qui lui étaient liés par des cousinages et des mariages depuis le XVIIe siècle. Elle représente aujourd’hui 10% environ de la population totale. Depuis 1970, la dynastie hachémite protège ses sujets chré tiens afin de se concilier l’opinion publique occidentale. L’un des confidents du feu roi Hussein, le journaliste Rami el-Khouri, était chrétien.

IRAK

Près de 10% de chrétiens en Irak en 1920 (300.000 sur 3 millions d’habitants), 3% aujourd’hui (un million sur vingt-quatre millions d’habitants). L’un des “actes fondateurs” du nationalisme irakien a été le massacre, en 1932, de plusieurs mil liers d’Assyriens chrétiens du nord du pays, de langue araméenne, et l’expul sion de plusieurs dizaines de milliers de survivants. Il est vrai que cette com munauté réclamait la création d’un Etat autonome. Le premier roi, Faycal 1er, personnage romantique venu du Hedjaz, est mort de chagrin et de dégoût quel ques mois plus tard après ce génocide, tandis que son fils Ghazi organisait une parade pour célébrer l’événement. Les autres chrétiens irakiens, notamment les Chaldéens catholiques, ont émigré à 50%, ou s’en tiennent depuis à une attitude de soumission absolue envers le pouvoir musulman. Saddam Hussein avait pour ministre des Affaires étrangères un catholique, Tarik Aziz, aujourd’hui pri sonnier des Américains. Fondateur du Baath, le parti nationaliste arabe dont se réclamait Saddam, le chrétien syrien Michel Aflak a été contraint de se conver tir à l’islam quand il s’est réfugié en Irak, dans les années 1970.

ARABIE SAOUDITE

Le christianisme et le judaïsme sont interdits dans le royaume, sous le prétexte que la Péninsule arabique, terre sainte de l’islam est “analogue à une mosquée”. Les juifs ne peuvent obtenir de visa d’entrée, sauf s’ils détiennent un passeport diplomatique. Les chrétiens étrangers en situation régulière diplomates, hommes d’affaires ne peuvent célébrer leur culte qu’en privé. Le prosélytisme entraîne l’expulsion immédiate, s’il s’agit d’un étranger, et la mort, s’il s’agit d’un Saoudien ou du ressortissant d’un pays musulman.

PAYS DU GOLFE, YEMEN

Les citoyens ne peuvent pratiquer une autre religion de l’islam: les minorités, naguè re nombreuses, ont été progressivement expulsées. Les étrangers (y compris les rési dents permanents) sont autorisés à pratiquer le christianisme en privé. Quelques familles juives autochtones jouissent du même privilège à Bahrein et au Yémen.

IRAN

Officiellement, la population chrétienne n’atteint pas 0,2%. On l’évalue parfois à 0,5%. Bien traitée sous la dynastie Pahlavi, elle bénéficie d’une certaine indifférence de la part de la République théocratique instituée par Khomeini en 1979, et dispose d’un député au parlement. Tout acte de prosélytisme est puni de mort, ainsi que toute relation sexuelle avec une femme musulmane. Les élè ves des écoles chrétiennes doivent assister à des cours d’initiation à l’islam, destinés à “hâter leur conversion à la religion véritable”. Les autorités de Téhé ran préfèrent les chrétiens “nationaux”, comme les Arméniens, installés dans le pays depuis le XVIe siècle, aux “étrangers”, arrivés plus tard. Les catholiques sont particulièrement mal vus, notamment depuis la conversion de la princes se Ashraf, soeur jumelle du dernier chah. La moitié des chrétiens iraniens auraient fui depuis 1979. La plupart se sont réfugiés en Californie.

EGYPTE

Ce sont les coptes égyptiens qui, en se ralliant aux conquérants arabes en 642 par haine envers les Byzantins orthodoxes, ont rendu irréversible la progres sion de l’islam en Orient. Cette communauté a connu une brillante renaissance au XIXe siècle et au début du XXe siècle, sous la monarchie d’origine turque fondée par Mehemet Ali. Elle représentait alors 15 à 20% de la population et défendait l’idée d’une civilisation “pharaonique”, propre à l’Egypte et diffé rente de la culture arabe. La révolution nassérienne, à partir de 1952-1953, lui a été fatale: les coptes ont été exclus de la classe politique, sauf quelques personnalités symboliques (comme le ministre d’Etat Boutros Boutros-Ghali, devenu secrétaire général de l’Onu puis secrétaire international à la Francophonie) puis dépouillés de leur pouvoir économique.

Sous Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981, les violences en tout genre (de l’attentat à la bombe au viol) se sont multipliées, incitant les jeunes gens et les jeunes filles à émigrer vers la Grande-Bretagne, le Canada et les Etats-Unis. Les coptes ne seraient plus aujourd’hui que cinq millions environ en Egypte, soit 6 à 7% d’une population égyptienne globale évaluée à 65 millions d’âmes.

Tra le mie pubblicazioni: Arabi cristiani e arabi musulmani insieme verso il XXI secolo, Nuove Edizioni Duomo, Milano 1991.

Cristiani e musulmani verso il 2000, una convivenza possibile, Ed. Paoline 1995.

L’Islam: storia fede, cultura, Ed. La Scuola,

Brescia 1996.

Musulmani e cristiani: i nodi invisibili del

Dialogo, Ed. Carabà, Milano 2002.

Giuseppe Samir EID

Libre traduction de l’italien par internet

Les articles publiés visent à fournir les outils d’une inclusion sociale des flux migratoires, à mettre en lumière les droits de l’homme et les conditions de vie des chrétiens dans le monde islamique dont l’auteur est issu. La connaissance de l’autre, des différences culturelles et religieuses sont des ingrédients essentiels pour créer la paix dans le cœur des hommes partout dans le monde, condition préalable à une coexistence pacifique et à une citoyenneté convaincue sur le territoire.

Ti potrebbe interessare anche